2000      
Turing-Machine   Captation MC93, Bobigny  


Playshop conçu et réalisé par Jean-François Peyret

mise en scène
Jean-François Peyret

avec l'accompagnement de
Nicolas Bigards

collaboration artistique
Jean Lassègue

scénographie
Nicky Rieti

images et son
Benoît Bradel

avec Etienne Dusard et Thomas Fernier

costumes
Maïka Guezel

lumières et machine
Bruno Goubert
assisté de Pierre Setbon
 
avec
Yannis Baraban
Julie Bérès
Catalina Carrio-Fernandez
Marie Dablanc
Victor Gauthier-Martin
Benoît Marchand
Photini Papadodima

coproduction
MC93 Bobigny
Tf2 Compagnie Jean-François Peyret
avec la participation artistique du Jeune Théâtre National


 

Théâtre Feuilleton 2, Jean-François Peyret   Théâtre Feuilleton 2, Jean-François Peyret  

L'homme veut se prouver sans cesse qu'il est un homme et pas un rouage
Le sous-sol de F. Dostoïevski
 
Un jour, lors des répétitions d'Un Faust-Histoire naturelle, Jean-Didier Vincent apporta un article sur les travaux en morphogenèse d'Alan Turing qui proposait un modèle informatique de la constitution de l'ordre du vivant. A ma honte, je dois avouer que je ne connaissais ni l'oeuvre ni la vie de ce mathématicien anglais dont la vie brève (1912-1954) marqua tant notre siècle. Non seulement parce qu'il est l'inventeur, en 1936, des machines qui portent son nom et qui sont les ancêtres des premiers ordinateurs, parce qu'il est un des pères de l'Intelligence Artificielle (il avait l'ambition de "construire un cerveau" et décréta qu'il n'y avait "pas de différence entre un homme qui pense et une machine qui pense") mais également parce qu'il participa à la victoire alliée dans la Deuxième Guerre mondiale en décryptant les codes chiffrés que les Allemands envoyaient à leurs sous-marins de l'Atlantique. Et son destin aussi ne pouvait qu'éveiller notre curiosité : homosexuel, il fut jugé en 1952 et condamné à la castration chimique. Il se suicida en 1954 en croquant une pomme empoisonnée. Avant guerre, il avait vu à Cambridge Blanche Neige de Walt Disney et fredonnait sans cesse le fameux refrain : "Plonge la pomme dans le brouet Et laisse la mort qui endort y entrer." Ce jour-là Alan Turing était entré dans notre théâtre, comme on entre dans la vie de quelqu'un ; il était évident qu'il n'en sortirait pas de sitôt. Mais qu'est-ce que le théâtre pouvait en dire ou en faire ? Se confronter à ce qui est un véritable mythe de notre époque n'est pas chose aisée. Mythique en effet le destin de cet homme qui a véritablement croqué le fruit défendu en défiant Dieu sur le terrain où celui-ci est peut-être le plus chatouilleux : celui de l'Ame, de l'Esprit ou de l'Intelligence, comme on voudra. Démesure prométhéenne cachée sous le non-conformisme de cet Anglais original qui voulut construire un cerveau "de ses propres mains" et délier ainsi l'esprit du corps et qui fut rattrapé par son corps et puni à travers lui. C'est une version possible de ce mythe, mais peut-être pas la seule L'idée nous vint alors de proposer à de jeunes comédiens (tous issus du Jeune Théâtre National) un exercice, une recherche, ce que nous appelons entre nous un "playshop", sur Turing et d'inventer notre Turing-Machine. Comment le théâtre, et pas par les moyens d'une petite fable biographique, peut-il s'emparer d'une telle matière, c'est-à-dire comprendre au plus près la pensée et l'imagination d'un tel homme? C'est ce que nous tenterons modestement de donner à voir, éclairés que nous avons été par les lumières de plusieurs "scientifiques" qui ont eu la courtoisie d'être intrigués par notre entreprise**. Ce "playshop" vient après notre petite méditation faustienne et poétique sur le Vivant et ouvre sur une réflexion à poursuivre sur les rapports entre l'Artificiel et le Vivant, entre la Pensée et la Machine, bref sur ce qui reste, avec ce siècle qui s'achève, de la vie de l'esprit. Une affaire, donc, que nous espérons à suivre.
Jean-François Peyret
*L'article était de Jean Lassègue. Depuis son livre Alan Turing (Les Belles Lettres) a été publié et Jean Lassègue eut la générosité et la patience de nous l'expliquer et de participer à notre aventure.
**Que soient particulièrement remerciés ici François Anceau (Cnam), Jean-Baptiste Berthelin (Limsi, Orsay), Anne Nicolle (Cnrs), Luc Steels et Frédéric Kaplan (Sony Lab), sans oublier nos amis Alain Prochiantz et Jean-Didier Vincent, avocats impeccables du vivant.
 
La conception et la construction du premier ordinateur, la possibilité de déléguer à des machines ce que l'on croyait réservé à l'intelligence humaine voilà ce qu'évoque d'abord en nous le simple nom de Turing. Mais plus profondément, pour avoir interprété la machine comme un mode généralisé d'écriture rendant compte de la croissance des formes organisées dans la pensée et dans le corps, Turing nous rappelle au destin des mathématiques, peuplées d'adolescents de tous âges capables de démontrer, malgré les limites du langage, qu'il reste possible de penser la nature, notre nature. Turing nous rappelle qu'à l'artifice d'une langue mécanique répond la croissance des formes parce que la langue du calcul croît, elle aussi, à la manière d'un organisme vivant. Dès lors l'artifice de la machine ne fait qu'accomplir les desseins de la nature et nos catégories trop humaines de pensée vacillent tout à coup : la pensée a ceci d'organisée qu'elle est mécanique, la forme vivante ne peut se manifester que mise au pas du calcul et ces machines dont nous nous plaisons à nous entourer ne sont que des ruses de notre nature pour déployer ses formes. Si, de mémoire d'homme, le théâtre est bien un haut-lieu de l'artifice, il revient alors à la scène de se tenir au plus près de la révélation des formes, au lieu de naissance énigmatique où parole et corps vivants se confondent avec les balbutiements et les gestes que l'on aimerait prêter aux machines.
Jean Lassègue