Des Chimères en automne
spectacle de Jean-François Peyret et Alain Prochiantz
mise en scène Jean-François Peyret

du 20 novembre au 20 décembre 2003
au Théâtre National de Chaillot

Bons baisers de répétitions
Journal du Beagle

    Première semaine d’exploration.
   Les répétitions de Des chimères en automne ont commencé depuis deux semaines. Difficile de résumer dans quel bateau on se trouve : sur le pont, il y a Darwin, l’humain, notre ancêtre australopithèque Lucy, le gène FOXP2, le philosophe allemand sulfureux Sloterdijk ; et dans la cale, Lacan. Etrange théâtre que des textes scientifiques, philosophiques apprivoisés par des acteurs.
    Autour d’extraits de la biographie de Darwin, de textes sur le cerveau, de la question de la forme, les comédiens improvisent et discutent. Pour l’universitaire, cette approche de la science est déroutante, nouvelle : donner du sens à la science sur un plateau. Il ne s’agit pas de vulgarisation, plutôt d’une recherche, à la table et dans le jeu. Une quête de fond comme de forme. Le travail de Jean-François Peyret est une recherche en acte, réconciliant théorie et pratique ; les répétitions alternent entre les phases d’improvisation et les discussions à la table, portant sur la philosophie, le darwinisme, Heidegger, et pas forcément sur les tentatives de jeu qui viennent d’avoir lieu.
    C’est la forme qui est ici centrale : comme objet d’étude et comme mode de découverte. Dans les premières semaines, j’ai été frappée et séduite par la façon dont les comédiens s’appropriaient le discours scientifique ou philosophique. Hors salle de répétition aussi, d’ailleurs. La situation de la traduction revient à plusieurs reprises : en juin, Lucie répétait un texte qu’on lui dictait à l’oreillette et qu’elle découvrait en le disant. Elle adoptait une gestuelle explicative, pour compenser ce qu’elle ne comprenait pas immédiatement. Le texte scientifique y prenait une dimension humoristique inattendue.
    Et aussi ces moments de mise en situation : Clément jouant Darwin chez son psy, incarné par un Jacques exaspéré. En effet, à lire l’autobiographie du naturaliste, on voit surgir Freud qui se frotte les mains en coulisses : Darwin est un grand hypocondriaque devant l’éternel, fasciné par la figure du père. Entre les “ oui, voilà ”, la situation concrète du naturaliste sur le divan ressemble presque à une entourloupe pédagogique : en rigolant de l’Œdipe de Charles, on se surprend à écouter attentivement ses découvertes.
    Donc, des débuts de répétition très ludiques. En revanche, j’ignore encore le cap de ce bateau. Quand j’avais vu La génisse et le pythagoricien, je me rappelle être entrée immédiatement dans les situations, avoir beaucoup ri, ressenti des émotions, mais je m’aperçois a posteriori que je n’ai pas compris grand’chose à l’architecture du spectacle. Est-ce que le spectateur des Chimères verra le sillage du Beagle ? S’il ne le voit pas, il n’a qu’à profiter du paysage, après tout.     

Deuxième semaine d’exploration.
    L’équipe découvre une salle de répétition plus proche d’un studio de danse que d’une boîte noire. On choisit les textes, on expurge la partition.
    Le héros de la traversée, ce sera surtout Darwin, et sa façon d’appréhender les choses et les animaux. Personnage surprenant de bourgeoisie victorienne, Charles a vécu dans un endroit perdu pendant des années, entre de sa bigote de femme, Emma et ses dix enfants. Il a attendu vingt ans avant de publier L’Origine des espèces, conscient du scandale possible.. Tout le contraire de Faust s’exclamant “ Ach ! Philosophie ! ” et projetant de défier Dieu. Darwin, savant prudent et systématique qui part de la collection, de l’observation des différences infimes entre les tortues de l’île Charles et celles de l’île James, arrive à l’immense conclusion que “ l’homme descend d’un quadrupède velu et pourvu d’une queue, arboricole et habitant l’Ancien Monde ”, rejeton lui-même d’un marsupial archaïque, proche des larves des Ascidiens.
    Il y parvient par la déduction rationnelle, sans être guidé par une grande idée englobante et mystique. Son approche comportementale des animaux est à la fois moderne et complètement archaïque. Ses questionnements sur les réactions des vers de terre au sons du piano ou sur l’ours noir nous font sourire, on imagine un vieux barbu proche de nos savants de par son approche méthodique et objective et délicieusement suranné dans ses questionnements anthropomorphes : les vers n’exagèrent-ils pas à se tortiller ainsi quand on les coupe en deux ? l’un a réagi au do en clef de sol et l’autre s’est enfui sur une note grave : que faut-il en déduire ?
    Et pourtant, cette démarche analytique et précautionneuse va peu à peu ébranler la foi d’une grande partie de la population anglaise. Il en va de même de son athéisme, jouissif, du moins pour les bouffe-curés : il le découvre en suivant un raisonnement implacable, et après n’a plus le moindre doute. Beauté de la rationalité scientifique.
    Une question resurgit souvent au cours des répétitions: pourquoi il n’y a pas de grande pièce sur Charles Darwin ? cette jouissance du savoir ne semble pas fort théâtrale. Pas de grand conflit externe ou interne ; ni drame, ni tragédie. Sinon le drame bourgeois résumé par Jean-François : “ l’homme descend du singe, comment je vais le dire à ma femme ? ” Le grand rationnalisme, ce n’est (hélas) pas un mythe qui fait rêver aujourd’hui : difficile de supplanter Adam et Eve par le singe.

    La dimension mythologique de Darwin transparaît peut-être dans la forme du playshop. Cette série de spectacles d’Alain et Jean-François s’intéresse au cerveau, à son étonnante faculté d’associer des idées, de promener son attention d’un objet à un autre.
    Le poète Jacques Darras nous parlait l’autre jour de la dimension mythique de la littérature anglaise, sensible de Beowulf jusqu’à Tarzan. En me penchant sur le mythe, au cours de mes recherches, je l’avais compris comme un récit répété depuis des générations, traduisant des croyances, et constitué de petites unités narratives minimales récurrentes appelées motifs. L’approche formelle de ce théâtre va dans ce sens : des petites séquences qui reflètent nos rêveries de l’ancêtre commun ou des métamorphoses darwiniennes. Encore un élément qui aurait plu à Lévi-Strauss, Eliade & co : la temporalité cyclique, la répétition du même. Les éléments se développent non chronologiquement. Les comédiens soulèvent le rideau de la fenêtre et reculent effrayés ; on ne comprendra qu’assez tard que derrière la fenêtre se trouve la vache terrorisant Darwin enfant. De même, le passage de l’homme au singe, le “ petit tour de Beagle ” (le bateau sur lequel Darwin est parti explorer les Galapagos, l’Australie, les forêts brésiliennes…), la capture de coléoptères, deviennent des références, des jeux communs aux comédiens.

    Dans cette dernière semaine, les choses se mettent en place, les motifs se font écho. Les comédiens mêlent plusieurs situations, celle du singe montrant son cul pour saluer un vieil ami, et celle de Darwin chez son psy : Clément se frotte contre Jacques qui l’interroge avec la voix de l’analyste “ Qu’est-ce qui ne va pas, monsieur Darwin ? ”.. Les petites séquences du mariage de Charles et Emma se mêlent aux reproches de Darwin père, et à la situation de la chercheuse et de son collègue affairé qui retrouvent les notes de Darwin sur “ Se marier ou ne pas se marier ”. Les accessoires suivent ce mouvement de métamorphose : la partition devient un bouquet, un bec de pigeon, puis une brosse à vêtements. Ces jeux d’écho au cours du spectacle, ces passages ludiques d’une situation à une autre, créent une logique inattendue, une boussole pour nos trois explorateurs et leurs spectateurs
    On trouve le cap. Une structure parallèle se développe, qui n’est pas une fable, mais une suite de variation sur les mêmes bribes. Une avancée par rapport à mes questions de la semaine dernière : ce spectacle aura une forme, c’est sûr. (Mais laquelle ?)

Anne Monfort