La génisse et le pythagoricien
au Théâtre de Gennevilliers, du 8 novembre au 7 décembre 2002

c o m p a g n i e   t f 2 ,   j e a n - f r a n ç o i s   p e y r e t
h t t p : / / w w w . t f 2 . a s s o . f r

 
 
 
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Ceux dont l'âme ignore complètement la mélancolie sont ceux dont l'âme aussi ne soupçonne aucune métamorphose
Kierkegaard

Cher Jean-François,

L'usage des play letters pendant ce spectacle me donne finalement l'occasion de te dire mon enthousiasme et peut-être d'éclaircir le trouble d'un jeu de double devenu cette fois mélancolique. Qu'ont-elles donc de mélancolique ces métamorphoses ?
Est-ce en raison de ce miroir inattendu sur une absence de forme au moment même où le double tragique d'une conscience continue de se raconter l'histoire de l'origine et, à travers l'inquiétude renaissante de cette pensée, l'autoportrait d'un théâtre qui, sans contrefaçon imitative, aimerait bien aussi reconnaître sa forme entre Ovide et vidéo ?
La vidéo, élément perturbateur de tes spectacles, trouve ici une place centrale qui redistribue l'humanité tardive entre l'enfance de l'art et l'enfance du singe sous les auspices de saturne. Quel lien, donc, entre le tragique des Métamorphoses d'Ovide et ce nouveau crâne d'Hamlet qui repose, version technologique, la question de l'être et/ ou n'être pas (un animal)?
Il est vrai qu'à côté du regard épouvanté des hybrides ovidiens écartelés à mi-chemin d'une métamorphose avortée sur la conscience ironique d'une reconnaissance sans voix, la vidéo libère une mémoire sans affect. L'animalité souffre en l'homme parce qu'il lui donne alors la seule forme qui est la sienne : une mémoire. Mémoire qui est bien cette forme par laquelle le passage devient douleur, et la douleur, ce passage qui n'en finit pas : mélancolie. Dès lors, la vidéo n'apparaît plus comme l'antithèse spirituelle du monde de l'instant, elle montre au contraire ici que l'homme n'est jamais autant animal que lorsqu'il est esprit.
Devenir animal, ce ne serait pas oublier tout court, mais bien oublier la souffrance du passage par les formes. La vidéo cesse alors d'être une prothèse de l'ingéniosité néoténique pour constituer elle-même une métamorphose, celle d'une mémoire hybride. C'est alors que la vidéo apprivoise le regard humain vers la métamorphose et devient le dépositaire indolore de l'affect de la mémoire.
Si elle constitue ce détournement permanent qui déforme ton espace, elle est toujours plus qu'un parti pris esthétique car ce spectacle réinscrit la forme de ton théâtre dans l'exception originelle, celle qui ne donne jamais seulement un devenir aux hommes néoténiques mais toujours aussi un destin, celui de l'invention de la médiation. Le mélancolique est celui-là même qui conjugue toujours l'être et le non-être selon le destin et non selon le devenir. Et si ton théâtre est tout à coup un accélérateur de la perception des formes, c'est qu'il affectionne par-dessus tout l'expérience des médiations. Expérience mélancolique s'il en est. On ne sort pas du spectacle sans avoir éprouvé le changement lui-même, paradigme de l'expérience. Seulement, nous sommes au théâtre et nous continuons de voir. La vidéo devient alors le partenaire orphique indispensable qui déplace la fascination de l'homme pour lui-même vers l'agent de sa transformation. Miroir technologique qui emprunte aux mythes les leçons d'un regard indirect, pour continuer à parler de ce passage originel à partir d'une première forme à jamais absente, sans succomber au poids médusant des métamorphoses humaines qui n'ont de forme définitive que de cette mémoire même, étant établi qu'à la différence des animaux " elles ne perdent jamais le souvenir d'elles-mêmes ".
Mais c'est aussi parce qu'on ne se contente jamais de voir, d'être voyeurs, après avoir tant investi le regard du secret des métamorphoses qui apportent une fois la vie, une fois la mort, qu'on finit ce soir-là comme Tirésias devant ces copulations répétées entre la science et le mythe, d'un côté puis de l'autre, en quête d'une expérience qui porte à la limite les deux autres : quelle réalité donnons-nous au passage lui-même si nous ne l'éprouvons qu'en nous transformant ? Si le vertige nous prend tout à coup, c'est que ce spectacle nous met bien en présence de ce qui échappe, malgré l'endurance des cent yeux d'Argus et le Cyclope technologique, via les promesses de l'art et cet agent privilégié de la métamorphose qu'est l'amour, parce qu'il nous rend à notre propre mélancolie. Celle par laquelle une histoire déploie le mouvement de ses formes mais celle aussi par laquelle nous ne sommes toujours rien de l'homme que nous faisons, pris entre la cohérence d'une évolution et la discontinuité d'une indétermination. C'est alors que le tragique d'une contradiction insurmontable nous guette sans recours quand il n'est rien qui ne devienne soi-même sans pourtant finir de le devenir, moyennant sans doute au passage l'intégration mortifère de l'autre, dans une histoire de formes à la fois joyeuse et absurde.
D'où le tragique mélancolique de ton spectacle, non d'une mélancolie qui alimenterait encore les raffinements psychologiques mais une mélancolie " néoténique " dont l'avorton d'une métamorphose avortée énonce à présent : " je suis né trop tôt dans un monde trop vieux " pris entre la virtualité de sa forme et la fatigue de sa virtualité qui devient peut-être l'illusion première d'une forme propre.
Mais à quelle part de l'homme appartient la mélancolie? A l'animal qui souffre en lui au moment même où se révèle ce qu'il ne peut, de fait, plus nommer ou à la part privilégiée des dieux que représente le poète qui là où : " l'homme demeure en son tourment muet, un dieu lui a fait le don de dire sa souffrance " ? La mélancolie n'est-ce pas aussi quand la vieillesse toujours déjà là demande à l'interminable enfant : " qu'est-ce qu'être adulte ? ". Question également posée par Godard dans son film Éloge de l'amour dont le titre pourrait évoquer l'esquisse d'une réponse audénienne par le sentiment d'être au milieu d'une histoire.
Inscrire cette mélancolie des formes dans une métamorphose biologique, c'est enfin prendre congé du discours pathologique ou psychologique au profit de son inscription " ontologiquement fantomatique " en l'homme. Etre et n'être pas. Toutefois, si la biologie soustrait la mélancolie au poncif de l'état d'âme, elle ne fait pas pour autant du passage un savoir matérialiste. Et quand bien même nous voudrions reconnaître positivement ce passage d'une forme à une autre, la rupture est bien une expérience humaine qui ruine toute évidence de la reconnaissance mais dont l'incontestable nécessité nous accule aussi sans cesse aux définitions suturantes, fût-ce d'une identité en fait dépourvue de ses prérogatives de substrat. De quoi sommes-nous faits au juste puisque nous ne sommes nous-mêmes qu'en transformant en nous ce qui est toujours autre ?
Au fond, nous ne sommes un moi qu'en étant autre chose et un double réflexif qu'en étant un autophage. Je consomme un autre (animal ? femme ?…) pour me consumer moi-même. Là se retrouvent le biologiste et le poète, Prusiner et Picasso. L'espace tente l'Ouvert qui ne laisse toutefois pas venir l'animal sans la femme. Troublante circularité qui s'est imposée d'emblée dans l'asymétrie du verbe et du regard avec le soupçon d'une voix qu'on croit entendre d'un lointain commencement : " tu joueras la matière, je jouirai du jeu des formes ".
D'un côté, la femme interdite endeuillée de sa forme dans une peau de génisse (de race afghane ?) , de l'autre la genèse d'une pétrification cérébrale d'origine bovine racontée par un homme. Je ne peux alors m'empêcher de penser au poème de Sylvia Plath, " Poursuite ", où elle se décrit comme une femme-viande qui donne son cœur en pâture pour tenir la cadence d'un homme-léopard affamé à sa poursuite. Les Métamorphoses, au fond, nous racontent l'origine par le jeu du qui bouffe qui ? Le mari de la dame, qui connaissait bien Ovide, voudra toutefois boucler l'affaire et avoir le dernier mot : " Adam a mangé la pomme. Eve a mangé Adam. Le serpent a mangé Eve " signé " l'intestin enténébré ".
Distribution scénique, destin paritaire, autophagisme métaphysique.
Une image, un discours. Une question, cette image. Qu'est-ce que l'Homme ? Mais : est-ce que la femme souffre et est-ce qu'elle jouit ? Pygmalion et Picasso, aussi étrangement marqués dans leur nom par l'anatomie de notre ancêtre métamorphique qu'ils auront transformé la terminologie de leur réponse pour démontrer seulement que la matière est bien vivante.

Stéphanie Genin, philosophe.